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Entrevue avec John Zeppetelli sur l’exposition Ryoji Ikeda

Date et heure
Mardi 30 octobre 2012

Entrevue avec John Zeppetelli sur l’exposition Ryoji Ikeda

Depuis combien de temps vous intéressez-vous au travail de Ryoji Ikeda?

Ce doit faire environ 10 ans que j’ai vu Ikeda pour la première fois à Montréal, à l’Usine C. C’était le spectacle «formula». Il est revenu plusieurs fois dans la ville dans le cadre d’Elektra et je crois avoir tout vu. J’étais complètement ébloui. J’ai assisté à «test pattern» qu’on a aussi présenté en septembre dernier. Je trouvais qu’il y avait une grâce, une intelligence, une poésie dans ces bruits, ces sons qui sont tellement inhumains d’un certain côté. Il avait injecté beaucoup d’humanité dans tout ça, une délicatesse, une beauté et c’était très… quelque chose entre la danse, oui certainement un élément dansant. Comme de la musique «trance» électronique avec quelque chose de plus… troublant? Bref, j’ai trouvé ça éblouissant. Depuis ce temps-là, je me suis dit qu’il faudrait trouver une façon de montrer son travail à Montréal dans le contexte d’une exposition.

Il y avait aussi la BIAN (Biennale des arts numériques) qui s’en venait et on a eu une proposition pour présenter son travail et l’intégrer à l’événement. On a donc saisi l’occasion.

On a discuté et suggéré différents plans à l’artiste; il voulait particulièrement investir l’espace de l’édifice principal avec des œuvres dites plus «classiques», sur socle, cadrées, etc. Pour lui, cette idée était très emballante. De plus, Ikeda avait entendu parler de DHC/ART par le biais de son grand ami Christian Marclay qui lui a parlé en termes élogieux de nos espaces, et ça a facilité le contact avec l’artiste. Il était assez ému de l’invitation. Et comme les deux espaces se prêtent à deux différentes expériences, c’était finalement presque parfait pour lui: ça lui permettait de montrer les deux côtés qu’on connaît de ses réalisations: à la fois l’aspect «spectacle» et performatif et, aussi, des choses plus statiques, ses œuvres sur papier par exemple.

Il est majoritairement connu pour son côté «performatif». Il présente d’ailleurs bientôt une nouvelle création au Centre Georges Pompidou, intitulée «superposition». Une œuvre très ambitieuse avec deux performeurs sur scène, de multiples écrans, une composition électronique avec sons, images et voix qui dure 90 minutes.

Justement, il vous a ébloui avec ses performances, vous aimez son approche performative, mais dans l’ensemble, qu’est-ce qui vous fascine particulièrement avec son travail artistique?

Ce qui me fascine, c’est que c’est à la fois extrêmement simple, avec des notions… je dirais conventionnelles de la beauté: l’élégance, la symétrie, un côté «balancé». Une beauté classique, mais aussi troublante. Ce jeu, cette oscillation incessante entre ces deux pôles : une beauté presque… macabre, et une beauté très… classique.

Macabre?

Oui, quelque chose de… d’effrayant? Pour moi oui. Ça a quelque chose de troublant. C’est une des choses qui m’inspire le plus chez lui: il n’a pas peur de pousser une image, un son, un rythme, une longueur jusqu’au point de perdre le spectateur, jusqu’à la limite de ce que l’on peut comprendre ou percevoir. Mais l’expérience demeure toujours esthétique, même si elle est troublante. C’est ce paradoxe que je trouve fort intéressant dans son travail. Et les thèmes, bien sûr.

Par exemple, avant que j’assiste à la performance «test pattern» pour la première fois, je ne savais pas que c’était une composition qui proposait quelque chose de plutôt établi et fixe avec un peu d’interactions live sur son laptop. J’ai alors vu que le signal acoustique passait au visuel, qu’il transformait toutes ces données en des langages essentiels, courants, comme…

Des codes-barres?

Oui, ou des codes binaires formés en séquences. Cet appel à des langages essentiels, des langages de base qui structurent notre expérience de la représentation. Les mathématiques, toutes ces informations spectrales, c’est très riche, les explorations sont vastes. Les bases de données sont à la fois son sujet et son matériau. Je ne sais pas s’il y a d’autres personnes qui travaillent précisément dans ce type de contexte - il y a d’autres artistes numériques, évidemment – mais qui travaillent de cette façon-là, où les données sont à la fois le sujet philosophique, central et le matériau aussi? Je ne sais pas, mais c’est fascinant…

Il y a un côté très intellectualisant dans son approche mais aussi un rapport au corps. À DHC/ART Éducation, les éducateurs proposent souvent d’appréhender le travail d’Ikeda d’abord par le corps, la perception sensorielle. Vous, comment voyez-vous ce rapport au corps dans les œuvres d’Ikeda? 

C’est très direct. La musique et le son sont des phénomènes très physiologiques, parce que les sons traversent le corps, on le ressent. Et la dimension de l’image est importante. Par exemple, «data.matrix» est pensé à l’échelle humaine, pour que l’on se penche physiquement au-dessus des œuvres, qu’on se sente impliqué. Il y a donc cette image qui est à la mesure de l’homme d’un côté, et dans l’autre salle, cette grande projection «data.tron» qui s’impose avec une certaine majesté. C’est impérial, ça t’enveloppe et c’est presque écrasant. C’est vraiment pour souligner la dimension cosmique, souligner l’étendue de chiffres, de numéros, montrer une forme de cartographie de l’univers, il fallait donc que ce soit énorme. Par contre, les projections sur le côté sont vraiment conçues pour qu’elles soient placées directement au niveau des yeux.

En fait, plus j’y pense et plus je crois que toutes ces œuvres sont directement conçues pour le corps. Même les trois œuvres sur papier qui visualisent les trois chiffres - les constantes mathématiques (pi, e et phi) - des numéros importants qui ont des résonnances en biologie, en sciences, en architecture et qui persistent dans la culture, car ils sont toujours valides, il y a toujours des implications pour ces numéros. Ces trois… j’allais dire «monochromes» car ils en ont l’air, mais bien sûr, ils ne le sont pas. Mais quand on s’approche, ils sont assez hauts, car on veut que la tête du regardeur arrive directement au centre de l’œuvre. On constate alors l’infinitésimal, les milliers de chiffres sur le papier qui nous envahissent. C’est conçu pour que la tête du regardeur puisse se sentir envahie par les données.

Donc, lorsque l’on arrive dans la salle, la hauteur à laquelle sont installées les œuvres, c’est une décision de l’artiste? Donc, tout est très précisément choisi…

Absolument. On les aurait mis beaucoup plus bas, instinctivement, mais il nous a expliqué sa vision. Pour lui c’était important que le visiteur ressente cette impression d’être dans une forme d’univers cosmique…

On fait référence à un grand nombre d’éléments qui ont un rapport direct à l’intellect. Un visiteur qui arrive et qui dit : je trouve les œuvres extrêmement hermétiques, je ne comprends pas. Que diriez-vous à ce visiteur, comment doit-on appréhender ces œuvres?

C’est difficile et c’est un peu le défi qu’on a comme travailleur culturel. Il y a nécessairement un effort du visiteur aussi qui est demandé. L’effort doit être des deux côtés. L’artiste a effectué une énorme recherche et beaucoup de travail pour conceptualiser et fabriquer les œuvres. Le visiteur doit offrir une forme de respect devant le travail accompli. C’est aussi pourquoi on a tout un volet éducatif. Il faut lire le texte, s’informer. Pour Ikeda, le rapport direct à l’œuvre d’abord, son expérimentation est primordiale. Il faut sentir le rapport de puissance à l’œuvre, laisser aller cette incompréhension face à ce que ces œuvres nous font ressentir fait aussi partie de l’expérience. Et la compréhension et l’appréciation viennent aussi avec cet effet de découverte qui s’ensuit. Il n’y a rien d’offert aisément, de préemballé, de donné tout cru. Il y a une satisfaction à creuser pour comprendre ce qui se cache sous ces œuvres.

Avec les deux volets de l’exposition – qui font comme un contrepoint musical, qui sont réellement construits comme une composition musicale en fait – on réalise qu’ils se répondent l’un à l’autre. Il y a un côté plus aride dans le bâtiment principal, c’est vrai, mais lorsque l’on traverse dans l’espace satellite, on a alors tout l’envahissement sensoriel, l’implication directe du corps. On comprend alors mieux et ça donne encore plus envie d’explorer son univers. L’éblouissement intellectuel est aussi important… une constatation de quelque chose d’esthétique, la splendeur d’une idée.

Par exemple, deux œuvres qui semblent d’abord plutôt inintéressantes à regarder sont «0’10’» «4’33’», et elles sont pourtant extrêmement riches. Quand on les replace dans un contexte d’avant-garde musical et qu’on resitue John Cage, on réalise l’impact de ces œuvres. Ikeda amène, avec «4‘33’», une visualisation matérielle de cette œuvre majeure qui met en valeur cette immatérialité du son.

Si je peux me permettre, John Cage avec son «4’33’» mettait de l’avant le silence, mais surtout la prise de conscience de tous les sons qui nous entourent. Les gens qui toussent, des son qui proviennent de l’extérieur de la salle de concert, etc. C’est un peu le même principe avec certaines œuvres d’Ikeda. On prend la série «systematics», les trois «monochromes» qui, lorsqu’on s’y attarde, révèlent en fait, l’infinité de nombres, de données qui s’y trouvent… Il y a un côté de la recherche scientifique: allons plus loin que ce qui nous est montré. Oui?

Tout à fait, c’est une invitation à regarder plus profondément. C’est ce que faisait John Cage qui voulait incorporer toutes sortes d’éléments dans la musique, faire prendre conscience des sons, du silence. John Cage avait expérimenté une « chambre anéchoïque » où il avait réalisé qu’en fait, le silence n’existe pas. Le corps émet des sons – déglutition, battements du cœur, pulsations dans les veines – et il avait déclaré, il me semble bien – que la musique existerait toujours, parce que le silence n’existe pas. Je trouve ça très beau que Ryoji, d’une autre époque artistique et aussi artiste multidisciplinaire, reprenne le flambeau de Cage, en quelque sorte… lui fait hommage.

À la lumière des détails que vous offrez sur les œuvres de Ryoji Ikeda, on réalise en fait que son travail nous ramène à des préoccupations tout à fait terre-à-terre…

Il  demeure une complémentarité intellectuelle qui joint l’expérience sensorielle, mais quand on s’abandonne à l’expérience simplement formelle et esthétique, elle demeure enrichie par ces informations qui sont offertes. Il y a aussi une frustration qui reste : on ne peut tout saisir, il est impossible de tout capter, à cause de la vitesse à laquelle est offerte l’information et sa quantité. Et c’est toute l’expérience humaine qui est montrée dans ses œuvres: l’infiniment petit et l’infiniment grand, des cartographies de l’univers jusqu’à des représentations de l’ADN, la donnée la plus…

Fondamentale?

Oui, fondamentale de l’être humain.

Myriam Daguzan Bernier

Photos:
test pattern [live set], audiovisual performance, 2008, concept, composition: Ryoji Ikeda. Computer graphics, programming: Tomonaga Tokuyama, photo: Liz Hingley.

Vues d'installation, Ryoji Ikeda, photos: Richard-Max Tremblay.

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