La tromperie de la rhétorique: la fragmentation dans l’œuvre de Jasmina Cibic
La tromperie de la rhétorique: la fragmentation dans l’œuvre de Jasmina Cibic
L’outil Mouvements: Jasmina Cibic est conçu par DHC/ART Éducation afin d’encourager les visiteurs à développer en profondeur certaines idées clés explorées par l’exposition Jasmina Cibic: Everything That You Desire and Nothing That You Fear.
Composition: Fragmentation
«Le collage est la plus grande innovation du 20e siècle [1]». «[Il] est la noble conquête de l’irrationnel, le jumelage de deux réalités, en apparence irréconciliables, sur un plan qui ne leur convient pas [2].» «Il y a ce hasard qui arrive (lorsqu’on fait du collage)—on ne contrôle pas toujours les choses. Pourquoi avoir trouvé ceci plutôt que cela aujourd’hui? Mais, vous avez trouvé cette chose, et elle fonctionnera. Ainsi va la vie, je suppose. Peu importe ce qui arrive, on le règle [3].»
Une Pragmatiste, une Conservationniste, une Constructrice de nations et une Artiste/Architecte entrent dans une pièce. L’architecture capte notre attention, laissant deviner une ambiance intense, voilée, sinistre. Les quatre personnages, des allégories féminines qui ont chacune des idées arrêtées sur l’architecture d’État, répètent des paroles de politiciens (généralement des hommes) tirées de différents discours des 20e et 21e siècles. Comme pour les pièces de Shakespeare entièrement jouées par des femmes, montées pour contrer le fait que des garçons y jouaient les rôles féminins jusque dans les années 1660 [4], l’œuvre de Cibic offre une relecture féministe de l’histoire. Les scénarios sont les mêmes, mais le jeu des actrices est maniéré. Hors contexte, décortiqués, mélangés à d’autres idées, le sens de ces discours—et l’intention de ceux qui les ont livrés—s’ouvrent à diverses lectures. Que croyons-nous savoir? À qui offrons-nous notre appui? Nos croyances sont-elles réellement les nôtres?
Jasmina Cibic nous demande de faire face à ces questions difficiles dans Tear Down and Rebuild (2015). Des textes fragmentés sont assemblés à la manière de fils qui forment une tapisserie. Des figures comme Adolf Hitler, Margaret Thatcher et Frank Lloyd Wright débattent ou se lancent des couteaux, montrant simultanément le meilleur et le pire de la rhétorique. Pourtant, aucune conversation n’a lieu, seul persiste un amalgame de pensées, rassemblées d’une manière qui semble à la fois organisée et confuse—un monologue à quatre voix livré par des allégories narcissiques, déterminées dans leurs mots empruntés.
Le travail de Cibic s’inspire de réalités multiples issues de différentes périodes et régimes politiques. Même si les citations sont toutes historiques, le produit final est une œuvre de fiction, démontrant qu’il est plutôt rare de trouver l’entière vérité dans l’histoire. Nous devons généralement nous contenter d’un point de vue, d’un témoignage [5]. De manière intéressante, dans le monde de la création, n’avoir qu’une partie de l’histoire peut devenir un avantage. Le travail de Cibic est un pendant des compilations vidéo de l’artiste Christian Marclay: l’œuvre The Clock (2010), dans laquelle toutes les heures d’une période de 24 heures sont représentées en temps réel par des horloges issues de différents films, est si bien montée que le critique Daniel Zalewski affirme que Marclay «y expose la tromperie du montage [6].» Tear Down and Rebuild de Cibic séduit le regardeur en lui demandant de considérer une série de dialogues si bien assemblés qu’ils exposent la tromperie de la rhétorique. C’est une guerre de mots, un slogan suivant l’autre, comme si chaque personnage était sourde aux autres. C’est un collage.
Choisissez un sujet lié à l’exposition (la politique, l’art, l’architecture, le féminisme...) et mettez à l’épreuve la stratégie de Cibic: écrivez un paragraphe rassemblant des citations de diverses personnes. Que nous révèle cet exercice?
Christian Marclay et Jasmina Cibic sont deux artistes de la scène contemporaine qui utilisent le collage et la fragmentation dans leurs œuvres. Pensez à quelques autres artistes qui emploient les techniques du collage avec différents médiums (magazines, son, photographie, danse...) et comparez-les à Cibic.
Amanda Beattie
DHC/ART Éducation
[1] Robert Motherwell.
[2] Max Ernst.
[3] Christian Marclay cité dans ZALEWSKI, Daniel (2012). « The Hours: How Christian Markley created the ultimate digital mosaic ». The New Yorker, édition du 12 mars. https://www.newyorker.com/magazine/2012/03/12/the-hours-daniel-zalewski. Consulté le 19 septembre 2018.
[4] MCMANUS, Clare (2016). «Shakespeare and Gender: the ‘Woman Part’». British Library Newsletter, édition du 15 mars. En ligne. https://www.bl.uk/shakespeare/articles/ shakespeare-and-gender-the-womans-part. Consulté le 19 septembre 2018.
[5] On a qu’à penser aux récits «classiques» de l’histoire de l’art qui ignorent l’apport des femmes, des artistes non occidentaux, issus des Premières Nations ou en non-conformité de genre. Ces récits ne sont nalement que des fragments, incomplets, racontés par un seul point de vue. Pour ne donner qu’un exemple, L’Histoire de l’art de Janson, la soi- disant Bible de la discipline, n’incluait aucune femme dans ses pages jusqu’en 1986. L’absence des femmes dans ces récits classiques a été montrée du doigt par des historiennes de l’art féministes comme Linda Nochlin depuis les années 1970.
[6] ZALEWSKI, Daniel (2012). Op.cit.
Photo: Jasmina Cibic, Tear Down and Rebuild (extrait), 2015.