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L’art subtil de la séduction

Date et heure
Jeudi 29 novembre 2018

L’art subtil de la séduction

L’outil Mouvements: Jasmina Cibic est conçu par DHC/ART Éducation afin d’encourager les visiteurs à développer en profondeur certaines idées clés explorées par l’exposition Jasmina Cibic: Everything That You Desire and Nothing That You Fear.

Contexte: Force de persuasion

L’exposition universelle de Bruxelles de 1958 a été particulièrement marquante, car c’était la première à avoir lieu après la Deuxième Guerre mondiale, ce qui a donné suffisamment de temps aux différents pays pour se préparer. Il y avait alors un vent d’optimisme qui entourait l’événement. Toutefois, celui-ci s’est rapidement assombri étant donné le nouveau paradigme mondial de la guerre froide, avec les immenses pavillons des États-Unis et de l’Union soviétique qui dominaient la place centrale [1]. Étant donné l’importance des expositions universelles pour la mise en scène du pouvoir et pour (re)façonner l’identité nationale, les gouvernements étaient particulièrement vigilants lorsqu’ils sélectionnaient les œuvres d’art et l’architecture qui allaient représenter leur État.

La notion de force de persuasion (soft power) est centrale dans le travail de Jasmina Cibic. Elle réfère à la capacité d’un pays de persuader et d’assimiler par des stratégies de séduction plutôt que de coercition (hard power), qui passent par des moyens militaires ou économiques. La force de persuasion s’appuie sur des ressources intangibles telles que les idées, la culture et les institutions afin d’influencer les comportements et de créer une image positive à l’échelle mondiale. La culture, l’un des outils par excellence de la force de persuasion, travaille indirectement à modeler l’environnement pour l’élaboration des politiques publiques [2], et, par ses films et ses installations immersives, Cibic montre la manière dont la culture est utilisée pour exposer les idéologies nationales.

La trilogie Nada s’intéresse au rôle des starchitectes [3] choisis par l’autorité nationale et à leur relation aux commissions d’État. Cibic présente la série ainsi: «Toute l’architecture à laquelle je fais référence [dans la série] a été érigée à un moment où l’intérêt central du débat politique européen consistait à trouver une nouvelle expression visuelle pour le futur [4]». Dans Nada: Act I, Cibic recrée la maquette architecturale d’origine pour le pavillon yougoslave de 1958, conçue par Vjenceslav Richter. Actif politiquement dans les cercles de gauche, Richter, architecte, artiste, designer d’intérieur, théoricien et activiste, était influencé par le constructivisme [5] et le Bauhaus [6], et il croyait que l’art et l’architecture étaient des instruments de changement social et politique [7]. Son projet d’origine, qui comportait un énorme mât central à partir duquel l’ensemble du bâtiment devait être suspendu, évoquait les structures suspendues constructivistes, ce qui a été remarqué par les politiciens conservateurs [8]. Finalement, le mât planifié s’est vu décapité. Énormément de négociations ont entouré la préparation, la construction et la réception du pavillon, et celles-ci sont archivées dans vingt-sept boîtes de documents aux Archives de la Yougoslavie à Belgrade.

Dans la vidéo Nada: Act I, on peut voir la violoniste Dejana Sekulić qui attache minutieusement des câbles sur le mât central de la sculpture. Ensuite, elle accorde lentement celle-ci, tel un instrument de musique, afin de jouer Le Mandarin merveilleux, un ballet pantomime de Béla Bartók qui avait été sélectionné pour le pavillon de la Yougoslavie afin d’être exécuté lors de la «Journée nationale». Le film offre une série de plans rapprochés et de lents panoramiques sur la maquette jusqu’à ce qu’elle soit graduellement entièrement révélée. Par un séduisant langage visuel apparenté à la force de persuasion, Cibic nous présente un spectacle et son arrière-fond: la commission d’État combinée à l’intervention d’État; l’instrumentalisation (presque littérale) de l’architecture au service de l’État.

Dans Nada: Act II, Cibic fait référence au Mandarin merveilleux (1918-1924), un ballet pantomime mettant en scène trois proxénètes qui utilisent une prostituée afin de séduire les hommes et de les voler. Le Mandarin, l’un de ces hommes, est considéré comme «merveilleux» étant donné sa capacité à endurer les coups de poignards et la suffocation, sans pour autant mourir ou perdre son désir pour la prostituée. Lorsqu’enfin ils s’enlacent, le Mandarin meurt dans les bras de celle-ci. Cibic réinvente et remet en scène le ballet d’origine, en se basant sur quelques photographies d’archives de la performance qui a eu lieu dans le pavillon de la Yougoslavie en 1958. Elle change les rôles originaux, alors que la prostituée devient la mère-nation, les proxénètes, ses politiciens et le Mandarin, l’Architecte. À votre avis, de quelle manière la force de persuasion se met en jeu dans ce film?

Les musées et les galeries d’art sont aussi des lieux où la force de persuasion se déploie, à la fois par leur architecture et par le contenu de leur collection d’art, de leurs expositions et par les histoires qu’ils racontent. L’installation de Cibic au 451, rue Saint-Jean évoque la maison d’un collectionneur. Quelles sont vos réflexions au sujet de cette transformation?

Tanha Gomes
DHC/ART Education

[1] KULIĆ, Vladimir (2012). «An Avant-Garde Architecture for an Avant-Garde Socialism: Yugoslavia at EXPO '58». Journal of Contemporary History, vol. 47, no. 1, pp. 161-184.
[2] HOOGWAERTS, Leanne (2016). «Museums, exchanges, and their contribution to Joseph Nye’s concept of ‘soft power’». Museum & Society, vol. 14, no. 2, pp. 313-322.
[3] «Starchitecte» est un mot-valise constitué des termes «star» et «architecte». Il décrit des architectes qui ont atteint une certaine notoriété publique.
[4] BAUDIN, Katia (2018). «Jasmina Cibic NADA. The Spirit of our Needs». Kunstmuseen Krefeld, Museum Haus Esters. Bielefeld/Berlin: Kerber, pp. 19-23.
[5] Définition selon le MoMA: «Le constructivisme a été développé par les avant-gardes russes au moment de la révolution russe de 1917. Les artistes constructivistes, menés par Aleksandr Rodchenko, considéraient qu’une société post-révolutionnaire demandait un langage artistique radicalement nouveau. Ils cherchaient alors à dépouiller leurs œuvres de toute dimension subjective émotive, rejetant même éventuellement la peinture en tant que forme individualiste bourgeoise. L’artiste constructiviste était repensé comme ingénieur d’une nouvelle société, dont la pratique servait une cause sociale supérieure ou un but utilitaire.» https://www.moma.org/collection/terms/26
[6] Définition selon le MoMA: «Le Bauhaus était une école d’art et de design fondée en Allemagne par Walter Gropius en 1919, puis fermée par les nazis en 1933. La faculté du Bauhaus, composée d’artistes, d’architectes, de designers, a développé une pédagogie alternative qui mettait l’accent sur les matériaux et les fonctions plutôt que sur les méthodologies traditionnelles des écoles d’art. Dans ses incarnations successives à Weimar, Dessau et Berlin, le Bauhaus est devenu un lieu qui a influencé considérablement l’art et le design modernes dans la société». https://www.moma.org/collection/terms/12
[7] KULIĆ, Vladimir (2012). Op. cit.
[8] Ibid.

Photo: Jasmina Cibic, Nada: Act I (extrait de production), 2016.

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