Dissections: Belin/Mosse, Audrey Laurin
Dissections: Belin/Mosse, Audrey Laurin
Le 21 janvier 2015, DHC/ART Éducation présentait Dissections, une table ronde à propos des expositions Valérie Belin – Surface Tension et Richard Mosse – The Enclave. Pour cet évènement, trois présentateurs ont été invités à partager leurs réflexions sur ces expositions et à faire des liens entre les œuvres présentées et leurs propres recherches et/ou pratiques. Voici une transcription de la présentation d’Audrey Laurin sur le travail de Valérie Belin.
Dans mes recherches, je m’intéresse à la manière dont les femmes artistes représentent le corps des femmes, particulièrement lorsque ce corps soulève des problématiques liées à la représentation, la perception ou l’incarnation des normes de beautés occidentales. Le travail de Valérie Belin n’est certes pas étranger à ces problématiques. Je m’attarderai donc ici sur les diverses représentations de femmes présentées dans l’exposition «Surface Tension», soit les œuvres issues des séries Mannequins de 2003, Black Eyed Susan de 2010 et 2013 et Bob de 2012.
Ce qui m’intéresse particulièrement dans les représentations de beauté féminines est les diverses manières dont la subjectivité s’exprime, tant dans les représentations elles-mêmes que dans les discours autour de ces représentations. Évidemment, il est communément accepté que ce qu’une personne trouve beau est subjectif, que tous les goûts sont dans la nature. Toutefois, ce genre d’affirmations tend à effacer le travail des normes de beauté en jeu dans toutes représentations qualifiées comme étant belles et ce, plus encore dans le cas des représentations montrant des femmes. Affirmer que tous les goûts sont dans la nature minimise ainsi l’expérience quotidienne et bien réelle que les femmes ont de la beauté et des normes qui entourent cette beauté. Ainsi, les discours et les jugements esthétiques sur les œuvres représentant des femmes ne sont pas extérieurs aux normes de genre qui régissent l’existence des femmes dans la société.
Dans cette optique, la subjectivité n’est pas qu’une affaire de goût subjectif. Elle fait référence à l’expérience et au point de vue d’une personne singulière. Je m’intéresse ainsi particulièrement à ces subjectivités de femmes qui représentent, qui sont représentées, qui jugent, qui sont jugées et qui, au final, encorporent la beauté. L’encorporation est un néologisme qui traduit le terme anglais embodiment dont il n’existe pas d’équivalent français satisfaisant. Il s’agit d’un concept utilisé par la théorie féministe anglo-saxonne et qui signifie que le corps et l’esprit ne peuvent être considérés séparément puisque notre expérience et notre compréhension du monde passent nécessairement par le corps que l’on habite[1]. Plus encore, penser l’encorporation en rapport avec les normes de beauté permet de réfléchir aux rôles de l’inscription matérielle, sociale et symbolique du corps dans la formation de la subjectivité. Ainsi, il est important de garder en tête que la beauté n’est pas qu’affaire de regard et de contemplation. Pour les femmes, elle est également une expérience vécue à la fois par le corps et par l’esprit, et ce, peu importe le degré auquel les femmes correspondent aux normes qui régissent la perception de la beauté féminine.
Ainsi, penser la beauté comme une expérience encorporée permet de reconsidérer l’expérience esthétique afin que celle-ci réfléchisse l’expérience socialement encorporée du spectateur ou de la spectatrice et des corps représentés qu’il ou elle contemple à travers les œuvres. De plus, se pencher sur l’encorporation permet d’interroger les concepts d’objectivation et de désir à l’œuvre dans les jugements esthétiques. L’expérience esthétique ainsi conçue s’oppose donc au concept de distance tel que développé par l’esthétique de Kant. Lorsqu’il est question de représentations de beauté féminine en art, il est impossible de porter un jugement désintéressé. Cela ne signifie toutefois pas qu’il est impossible de porter un jugement sur les œuvres ou qu’on ne puisse développer un discours critique à partir de telles représentations. Plutôt, penser l’expérience esthétique dans ce qui serait un rapport de proximité signifie prendre une posture critique qui remet en question à la fois le comportement esthétique occidental face aux œuvres d’art et la perception de la beauté comme caractéristique détachée des sujets.
En effet, les jugements esthétiques ne sont pas imperméables aux valeurs morales de la société en général et du ou de la critique en particulier. Il est dès lors nécessaire de prendre en compte ces valeurs, ainsi que ses émotions et ses expériences personnelles dans l’analyse des œuvres. Dans cette optique, je suggère que les pratiques de femmes artistes qui interrogent la représentation de la beauté ainsi que les jugements critiques et esthétiques sur ces œuvres ont une portée sociale et politique non négligeable dans la reconduction ou la transformation des normes de beautés occidentales. Il est donc primordial de réfléchir aux conséquences de nos discours dans l’analyse des œuvres, puisqu’ils débordent nécessairement de la seule sphère de l’art. En effet, je considère que les jugements esthétiques ne sont pas détachés des normes qui nous constituent comme sujet.
Mais quel est le rapport avec les œuvres de Valérie Belin? La pratique de cette photographe se caractérise par un traitement léché et esthétisant qui semble présenter les objets comme pure surface, comme pure apparence. On peut le voir dans son extrême dans les séries des Black Eyed Susan de 2010 et 2013 dans lesquelles les femmes représentées ne semblent être que pure décoration, des bonbons pour l’œil. On peut en voir trois dans l’exposition «Surface Tension», soit Amazon Lily (with Garden Roses) et Early Flowering Narcissus de 2010 ainsi que Pieris Japonica (Mountain Fire) de 2013. On peut constater que ces femmes n’ont pas de nom. Chaque œuvre est titrée du nom des fleurs utilisées en surimpression. Comme si le sujet de l’œuvre n’est pas la femme, mais les fleurs disposées presque uniformément sur la surface. Ces femmes agiraient ainsi comme accessoire pour appuyer la beauté des fleurs, comme si elles étaient finalement qu’un ornement pour mieux mettre en valeur les fleurs. L’apparence de ces femmes a d’ailleurs quelque chose d’étrangement générique et intemporel. Elles semblent tout droit sorties d’un film hollywoodien ou d’une publicité de produit de beauté des années 50. Belin en entrevue décrit d’ailleurs cette série ainsi et je la cite :
«Voici le portrait stylisé d’une très belle jeune femme, qu’on pourrait croire sortie des années 1950 avec les codes rigides de cette époque : chignon, rouleaux, maquillage, collier de perles à la manière de Simone de Beauvoir. C’est une référence iconique en relation avec l’idée du stéréotype et de la pression autour d’un cliché de la beauté et d’une image de la féminité. […] Il y a une équivalence entre les fleurs et les perles, les aspects décoratifs de la figure et du bouquet. Je souhaitais montrer une beauté extraordinaire qui donne à voir un effet contraire, à la limite monstrueux ou ambivalent. Cette femme est très belle, à la manière des portraits préraphaélites. On a l’impression qu’elle est presque morte et vue à travers un filtre qui met son aspect vivant à distance, comme si les fleurs venaient lui ôter la vie. On retrouve l’ambivalence qui existe dans mon travail entre le vivant et le non-vivant, le stéréotype et quelque chose qui le déconstruit, toutes ces notions qui sont un fil conducteur de ma création» [2].
En fait, il est difficile de percevoir ces photos autrement que comme un objet décoratif. Difficile également de percevoir ces femmes existant en dehors de ces photographies. Si Belin dit qu’elles ont l’air mortes, je dirais plutôt qu’elles n’ont pas l’air réelles. Elles sont plus près de la poupée inanimée que d’un être humain pensant et agissant.
Dans cette optique, il est intéressant de les comparer à la série des Mannequins datant de 2003 et présentée un étage plus bas dans l’exposition. Au premier regard, il est difficile de déterminer la nature de ces portraits. Est-ce des mannequins ou des photographies altérées de femmes pour rendre leur apparence moins réaliste? Après tout, chacune d’elles est différente, chacune d’elles possède des traits de visage distinctif qui jurent avec les visages uniformes des mannequins que l’on voit habituellement dans les vitrines des magasins. De plus, chacune d’elles est montrée dans une attitude différente, leur donnant ainsi une certaine personnalité. Ce n’est qu’en regardant de plus près que l’on peut apercevoir les défauts et les aspérités de la matière utilisée pour fabriquer ces mannequins. Contrairement au Black Eyed Susan, l’apparence artificielle des mannequins n’est pas causée par Photoshop, mais par leur matérialité même. On apprend alors que les mannequins photographiées par Belin sont fabriquées à partir de moules de visage de femmes réelles. Est-ce que ces mannequins représentent ces femmes? Est-ce qu’ils sont leur portrait? Au final, ces femmes à l’origine des mannequins sont tout autant anonymes et désubjectivées que les femmes apparaissant dans les séries Black Eyed Susan.
Ces observations sur ces deux séries m’amènent à réfléchir sur les liens entre objectivation et subjectivation. Le problème de l’objectivation du corps des femmes dans les représentations, que celles-ci soient artistiques ou médiatiques, est récurrent dans les écrits féministes de même que dans les pratiques de nombreuses femmes artistes. En effet, cette question préoccupait les femmes artistes bien avant la révolution féministe des années 70. On peut penser par exemple à la manière dont l’artiste Sofonisba Anguissola se représente dans l’œuvre Bernardino Campi peignant le portrait de Sofonisba Anguissola peint vers 1559. En représentant son maitre en train de faire un portrait d’elle, l’artiste démontre qu’elle est son égale en talent tout en respectant l’ordre établi en quelque sorte. Si elle est une femme peintre de grand talent, elle montre aussi qu’elle accepte sa place de femme dans la société. Il n’est pas anodin qu’elle représente son maitre en action alors qu’elle prend une pose passive dans le tableau. Plus près de nous, on pense évidemment à la performance féministe avec cette réappropriation parfois violente que les artistes font de leur corps et de leur subjectivité et par leur refus d’être utilisé comme muse. Par exemple, dans la performance Interior Scroll (1975), Carolee Schneemann, après avoir mimé plusieurs poses classiques, retire une bande de papier de son vagin. Elle lit un texte inscrit sur cette bande qui dénonce le statut de muse auquel les femmes sont confinées dans le monde de l’art. L’utilisation de la nudité dans la performance féministe montre la position ambiguë des femmes artistes prises entre objectivation et subjectivation, ce que remarquait déjà Lisa Thickner en 1978 dans son article «The Body Politics : Female Sexuality and Women Artists since 1970». Je la cite : «La représentation des femmes par des femmes (parfois elles-mêmes) de cette manière presque sexiste en tant que déclaration politique est sans doute d’autant plus forte qu’elle s’approche d’une réelle exploitation. Mais dès qu’elle est sur le point de l’atteindre, elle s’effondre dans l’ambigüité et la confusion. Plus les femmes sont attirantes, plus le risque est grand, à cause de leur proximité avec les stéréotypes conventionnels» [3].
Cette ambiguïté n’est pas unique aux femmes artistes, elle est la réalité pour la plupart des femmes. Il n’existe pas de véritable opposition entre objectivation et subjectivation, contrairement à ce que plusieurs théoriciennes féministes radicales telles que Thickner, Andrea Dworkin ou Naomi Wolf ont défendu [4]. Plutôt, Ann J. Cahill, dans son ouvrage Overcoming Objectification publié en 2011 défend qu’être un objet de désir n’est pas problématique en soi. L’objectivation des femmes est problématique seulement lorsque leur subjectivité est niée au profit d’une subjectivité fantasmée qui n’est qu’une projection de désirs masculins. Cahill donne comme exemple les actrices de films pornographiques qui donnent l’impression de choisir librement d’agir de manière dégradante alors qu’en réalité, elles sont des actrices qui jouent un rôle dicté par un réalisateur pour répondre à un marché ciblant des désirs majoritairement hétérosexuels et masculins (Cahill, 2011 : 28) . Pour Cahill, il n’y a rien de mal à désirer un corps ou à être l’objet du désir. En fait, être désiré constitue une part importante de notre bien-être, autant pour les hommes que pour les femmes. Elle écrit : «Because sexuality necessarily entails intersubjectivity, and because sexuality is a crucial element of selfhood, to be on the receiving end of a sexualizing gaze can enhance one’s sense of self. To have that gaze skip over you, to be rendered invisible by society at large, is to have your full personhood denied» [5].
Cahill remarque que si ce sont surtout les femmes qui sont objectivées sexuellement, plusieurs catégories à l’intérieur de ce groupe sont carrément exclues de ce qui est désirable, comme les femmes enceintes, handicapées ou obèses. Ainsi, il est possible de reprendre l’expression populaire selon laquelle » trop c’est comme pas assez » et qu’il est difficile pour toutes les femmes de trouver une posture confortable et satisfaisante à travers la multitude de messages contradictoires qui constituent les normes du genre féminin.
Dans cette optique, la théorie de l’objectivation telle que développée en psychologie permet d’offrir une perspective inédite sur le phénomène de l’objectivation et de l’auto-objectivation par les femmes artistes en art contemporain. Cette approche de la psychologie féministe a été développée d’abord par Barbara L. Fredricskon et Tomi-Ann Roberts et explicitée dans «Objectification Theory : Toward Understanding Women’s Lived Experiences and Mental Health Risks» en 1997 dans le but d’offrir une meilleure compréhension des troubles de comportements alimentaires et de la dépression chez les femmes. Définie simplement, la théorie de l’objectivation stipule que les femmes internalisent une perspective extérieure comme principale appréhension de leur être physique provoqué par la culture occidentale dans laquelle elles vivent. De ce fait découle une auto-objectivation qui engendre un sentiment de honte lorsqu’une femme échoue à atteindre les standards de beauté qui lui sont présentés dans les médias, une anxiété liée à la potentialité d’être évaluée par d’autres à n’importe quel moment ainsi qu’une difficulté à se laisser aller, c’est-à-dire que la pensée d’être objectivé constitue un fardeau mental qui empêche les femmes de s’investir pleinement dans une activité valorisante [6]. Cette théorie s’intéresse donc aux conséquences psychologiques de la presque constante objectivation des femmes dans les sociétés occidentales, mais également aux mécanismes de défense que celles-ci développent afin de la surmonter. Plus encore, cette approche prend en compte la diversité des expériences d’objectivation et, par extension, la diversité des conséquences qu’elle peut entrainer. Omniprésente, l’objectivation est inséparable du vécu des femmes tout en provoquant des conséquences fort diverses. Ainsi, cette théorie permet une approche plus nuancée de la représentation de la beauté féminine par des femmes dans la mesure où elle met en évidence le rapport constant que les femmes entretiennent avec leur corps, leur image et les normes de beauté occidentale.
Le regard que Belin impose sur ses sujets m’a fait penser à cette théorie. Les Mannequins, tout comme les Black Eyed Susan, forcent le spectateur à scruter leur surface, à comparer les photographies entre elles, à objectiver les personnes représentées. Cela est dû entre autres à leur format plus grand que nature et à la relative uniformité entre les photos d’une même série. Ce point de vue analytique et froid met en évidence la part d’artificialité dans notre manière de se présenter au monde. Quentin Bajac dans «Plastic Photography» remarque que les photographies de Belin sont symptomatiques d’un monde dans lequel les êtres humains sont toujours en représentation. Je le cite : «[They] disappear as individuals behind a type, the main purpose of which is to catch and guide the viewer’s eye. So this world of the gaze is an ever elusive world of snares, booby-traps and pretences; a world of delusions in which individuals come close to avatars, to return to this old term which the digital revolution has rejuvenated—the appearance a web surfer takes in a virtual world» [7].
Si je suis en accord avec cette remarque de Bajac, je ne crois pas, comme il affirme ensuite dans son texte, que cela témoigne du caractère inauthentique des identités représentées dans les photographies de Belin. Selon lui, les personnes qui adhèrent aux identités représentées par Belin ne sont pas de véritable identité et reproduisent des normes stéréotypées leur permettant d’incarner une identité empruntée ou préfabriquée à l’extrême. Le jugement de Bajac sur plusieurs séries de Belin, notamment sur les culturistes, les transsexuels et les métisses témoignes de ses préjugés face à ces différentes sous-cultures et se transforme en véritable jugement de valeur dans son refus de reconnaître ces identités comme valables malgré leur différence. Ainsi, la réaction de Bajac devant ces séries montre comment il est difficile d’imaginer ces identités en dehors des stéréotypes qu’on leur prête. Bajac ne semble pas pouvoir concevoir que Belin a peut-être choisi ses sujets pour la manière dont ceux-ci incarnaient les stéréotypes propres à leur appartenance identitaire. C’est comme si Belin nous mettait face à face avec ce à quoi on s’attend. Dans cette optique, les sujets de Belin sont effectivement objectivés dans leur manière d’être l’exact reflet des stéréotypes qu’on leur accole. Et dans cette manière de nous les montrer en grand format, toutes et tous semblables, facile à scruter, il est plus aisé de faire le constat que ces sujets ne sont rien au-delà du stéréotype qu’ils ou elles encorporent plutôt que de se questionner sur l’identité des personnes ainsi représentées.
Dans cette optique, la série Bob de 2012 est différente. Cette série utilise la même technique de surimpression que les Black Eyed Susan et se trouve d’ailleurs au même étage dans l’exposition. On peut voir Bob de plain-pied, quoiqu’entouré et effacé par un amas de décors de cinéma. Le noir et blanc prend la place des couleurs séduisante des Black Eyed Susan. Contrairement aux femmes des Black Eyed Susan, Bob est unique. Elle est également un personnage public qui performe sous le nom de «The World Famous Bob». Elle est connue pour ses performances burlesques qui ont lieu principalement à New York, mais c’est d’abord en tant que drag queen qu’elle s’est fait connaître, et ce, même si Bob est une femme cis et ne correspond pas à la définition habituelle des drag queen, soit des hommes qui performent habillée en femme. Dans ces photographies, on peut voir Bob presque entièrement nue si ce n’est que pour ses talons hauts et une petite culotte. Elle porte également son maquillage et sa coiffure de scène. Le reste de son corps n’est autrement pas du tout altéré et le spectateur peut voir que son corps n’est pas celui d’un mannequin. Son ventre n’est pas ferme, elle a de la cellulite et ses énormes seins sont tombants. De plus, contrairement au Black Eyed Susan, Bob n’est pas entouré de belles fleurs, mais d’un amas d’accessoires et de décors de cinéma. Est-ce la manière de Belin de nous signifier qu’en nous présentant ainsi Bob, elle nous montre l’envers du décor?
Le contraste entre les femmes enjolivées à l’extrême des séries Black Eyed Susan et le traitement plutôt austère réservé à la série Bob me laisse quelque peu perplexe. Contrairement à son habitude, Belin, dans la série Bob, met en évidence l’artificialité sans l’exacerber à travers le traitement de l’image ou en choisissant des sujets qui semble corresponde entièrement à un stéréotype. Bob possède un corps hors-norme pour une femme, elle mesure 1 mètre 80. Complexé et rejeté pour cela, elle raconte que c’est à travers la communauté drag quelle a finalement accepté son corps et sa personnalité démesurée. Ainsi, c’est en sortant des conventions et des normes de la féminité traditionnelle pour explorer une féminité hors norme que Bob trouve sa place. Dans cette série, vrai et faux se mélangent pour finalement représenter Bob, une femme qui assume le paradoxe de sa subjectivité qui passe en partie par l’objectivation. Il est important de remarquer que Bob, tout comme les Black Eyed Susan sont des représentations de féminité exacerbée, mais dans des registres différents. Les femmes des Black Eyed Susan miment une féminité fantasmée, une féminité évoquée par les personnes regrettant l’époque d’avant la révolution féministe. Bob quant à elle est plus proche des discours féministes prosexes et queers qui encouragent l’agentivité et la réappropriation des stéréotypes négatifs associés à la féminité afin de multiplier les manières possibles d’exprimer sa féminité. Je tiens à souligner que je ne suis pas en train d’essayer de déterminer laquelle de ces deux séries est une meilleure représentation de ce que serait véritable la beauté féminine. Plutôt, chacune d’elle soulève plusieurs questions et fait état de certains constats. S’il est possible d’affirmer que la série Bob présente une personne plutôt qu’un type, je pense que l’effacement qu’elle subit dans les photographies n’est pas anodin. La féminité incarnée par Bob n’en est pas une qui bénéficie d’une grande visibilité dans la société. Elle n’est visible qu’à l’intérieur de la sous-culture dans laquelle elle évolue.
Ainsi, en terminant, à la lumière de ces quelques observations sur la manière dont les femmes vivent les normes de beauté, la façon dont Belin représente ces sujets témoignent de la difficulté à négocier un équilibre entre l’être et le paraître, mais plus encore comment nous, les spectatrices et spectateurs, sommes rapides à juger les représentations comme strictement dans le domaine du paraître.
*
Audrey Laurin est doctorante en histoire de l’art avec concentration en études féministes à l’Université du Québec à Montréal. Sa thèse se concentre sur les discours critiques, éthiques et esthétiques développés autour d’œuvres qui interrogent les représentations de la beauté féminine produites par des femmes artistes depuis 1990. Plus particulièrement, elle s’intéresse à la façon dont ce type de représentation appelle à un engagement de la part du spectateur et met à mal la réception critique traditionnelle s’appuyant sur l’idée de distance esthétique pour juger des œuvres. Elle a publié «Le génie au féminin : Le personnage public de Tracey Emin et la critique d’art» dans l’ouvrage collectif Loin des yeux près du corps : Entre théorie et création dirigé par Thérèse St-Gelais en 2012, ainsi que «La valeur sentimentale de l’art» paru en 2011 dans la revue esse.
[1] Grosz, Elizabeth (1994). Volatile Bodies : Toward a Corporeal Feminism, Bloomington, Indiana University Press et Sobchack, Vivian (2004). Carnal Thoughts: Embodiment and Moving Image Culture, Berkeley et Los Angeles, University of California Press.
[2] Boyer de la Tour, Patricia (2014). «Valérie Belin sous la beauté exactement», Madame Figaro, Paris, édition du 8 mars.
[3] Tickner, Lisa (1987). «The Body Politics : Female Sexuality and Women Artists since 1970», dans Roszika Parker et Griselda Pollock (dir.), Framing Feminism : Art and the Women’s Art Movement 1970-1985, Londres et New York, Pandora, p. 273. Traduit dans Lavigne, Julie (2014). La traversée de la pornographie. Politiques et érotisme dans l’art féministe, Montréal, Éditions du remue-ménage, p. 96.
[4] Wolf, Naomi (1991). The Beauty Myth. How Images of Beauty Are Used Against Women, New York, W. Morrow.
[5] Cahill, Ann J. (2011). Overcoming Objectification: A Carnal Ethics, New York, Routledge, p. 84.
[6] Frederickson, Barbara L. et Tomi-Ann Roberts (1997). «Objectification Theory : Toward Understanding Women’s Lived Experiences and Mental Health Risks», Psychology of Women Quarterly, vol. 21, p. 173-206.
[7] Bajac, Quentin (2008). «Plastic Photography», Correspondances Valérie Belin/Édouard Manet, Paris, Musée d’Orsay et Argol éditions.
Photos: Lorna Bauer