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La tête tranchée et autres bagages de cabine

Date et heure
Mardi 6 juin 2017

La tête tranchée et autres bagages de cabine

L'outil Ed Atkins: Mouvements est conçu par l'équipe de DHC/ART Éducation afin d'encourager les visiteurs à développer en profondeur certains concepts clés explorés par l'exposition Ed Atkins: Modern Piano Music. Ces concepts sont le liquide, la mélancolie, le texte et le corps/violence.

Considérations: Corps/violence

Pour être franc, ceci me met un peu mal à l’aise [1], avoue-t-il poliment, alors qu’il enlève, couche après couche, la peau de son visage, qu’il retire ses globes oculaires, détache ses mains et dépose ses organes dans les bacs du contrôle de sécurité de l’aéroport, au son de la musique triomphante du Boléro de Ravel. Cette scène se déroule au cœur d’un terminal d’aéroport désert de l’œuvre Safe Conduct (2016) d’Ed Atkins, alors qu’une lumière rouge clignotante émet une alarme continue et anxiogène. Pouvons-nous imaginer situation plus inconfortable que de se démembrer et de se décapiter soi-même, morceau par morceau, et d’en observer le résultat pathétique et horrifiant? Dans l’œuvre d’Atkins, cette question est un faux problème. Le protagoniste battu et contusionné de Safe Conduct n’est pas humain... il-cela est l’enveloppe d’un corps qui revêt un déguisement convaincant grâce à la tromperie de l’imagerie générée par ordinateur. Atkins aime travailler avec des avatars (ou des «substituts», comme il se plaît à les appeler), puisqu'ils lui offrent davantage de liberté que les acteurs vivants. «Ainsi, je n’ai à violenter personne [2]» affirme-t-il, alors qu’il crée ces «pantins» déjà morts, fasciné par leur artifice [3].

Qu’y a-t-il alors dans le travail d’Atkins qui provoque chez le spectateur une telle réaction viscérale, des sentiments si forts d’attirance et de répulsion et qui, aussi, crée une connexion émotive entre le regardeur et le substitut? Peut-être que dans cette œuvre, c’est la notion de familiarité: cette musique que nous accompagnons en sifflant, sans trop nous en rendre compte; ces bacs de plastique banals typiques des contrôles de sécurité dans les aéroports, transportés sur le convoyeur, emportant nos ordinateurs portables et nos cellulaires, notre argent... notre identité, notre intégrité; ou plutôt, pour ce qui est de Safe Conduct, nos intestins, nos armes, notre sang, et des ananas. Tout comme le substitut, nous acceptons sans réfléchir ce traitement intrinsèquement violent, bien qu’apparemment sans trop de gravité, auquel les voyageurs sont quelquefois contraints: alors qu’on nous dit d’enlever nos chaussures, notre ceinture (notre dignité), et même quelquefois, d’écarter les jambes et d’attendre. Atkins soulève l’absurdité de ce qui est maintenant une «routine», exagérant cette procédure et en accentuant la violence, tout comme la réaction du substitut. Nous voyons ces mains tremblantes, sales, en sang, ces ongles noirs, le visage violacé de ce «cadavre» inutile, tabassé, qui refait les mêmes gestes, à répétition, de son plein gré, machinalement—sa tête tranchée, étonnamment «réelle», peut-être l’image la plus poignante de toutes.

Le symbole de la tête tranchée revient sans cesse dans l’histoire de l’art et a été étudié par plusieurs théoriciens. Atkins cite les Surréalistes, le philosophe français Georges Bataille, la philosophe et psychanalyste française d'origine bulgare Julia Kristeva comme des inspirations pour son travail. Dans Visions capitales: arts et rituels de la décapitation, Kristeva affirme que les représentations de ces têtes tranchées évoquent notre peur de la mort et considère la tête comme «un symbole de l’être vivant pensant [4]». Séparer la tête du corps alors nous mène ultimement à la mort de deux niveaux d’existence: le physique et le mental-émotif. Atkins affirme qu’il utilise l’outil de la tête coupée afin de mettre l’accent sur le fait que quelque chose est déjà mort [5]. Dans ce cas-ci, toutefois, la décapitation ne tue pas le protagoniste... il-cela est déjà mort—et sera toujours mort. Ce fait est encore davantage confirmé lorsque l’avatar observe sa propre tête tranchée, qui chante, cligne des yeux et s’éloigne sur le convoyeur. Atkins tire les ficelles de ses pantins par l’entremise de son portable, les entraînant dans la violence de la vie, perpétuellement, sans jamais qu’ils en aient fait l’expérience—sans qu’ils puissent s’en évader non plus.

Le titre de l’œuvre Safe Conduct fait référence à cette situation où une personne se voit octroyer un sauf-conduit qui lui garantit la sécurité et la liberté de mouvement dans une zone de conflit. En prenant cela en considération, comment interprétez-vous cet acte violent que le protagoniste exerce sur son propre corps, dans le contexte de la sécurité dans les aéroports?

Songez à cette situation toute particulière de l’avatar, de sembler humain, mais de ne jamais être vraiment vivant ou en contrôle de ses actions. Comment interprétez-vous les rôles de l’avatar et de la responsabilité humaine dans notre ère d’intelligence artificielle et d’imagerie générée par ordinateur?

Amanda Beattie
DHC/ART Éducation

 

[1] Notre traduction.
[2] BALLARD, Thea. (2014). «Newsmaker: Ed Atkins On His Serpentine Sackler Gallery Installation». Modern Painters. En ligne. http://www.blouinartinfo.com/news/story/1044455/newsmaker-ed-atkins-on-his-serpentine-sackler-gallery.
[3] GAVIN, Francesca. (2014). «Ed Atkins on bodily fluids and death». Dazed and Confused. En ligne. http://www.dazeddigital.com/artsandculture/article/18084/1/ed-atkins.
[4] KRISTEVA, Julia (2012). «Severed Head: Capital Visions». Traduit en anglais par Jody Gladding. New York: Columbia University Press. Notre traduction.
[5] GAVIN, Francesca. (2014). «Ed Atkins on bodily fluids and death». Dazed and Confused. En ligne. http://www.dazeddigital.com/artsandculture/article/18084/1/ed-atkins.

Image: Ed Atkins, image fixe tirée de Safe Conduct, 2016. Film en HD en trois canaux avec son multicanal 5.1. Avec l’aimable permission de l’artiste et de Gavin Brown's enterprise, New York/Rome.

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