Le temps suspendu, le temps plié
Le temps suspendu, le temps plié
L'outil Bill Viola: Mouvements est conçu par l'équipe de DHC/ART Éducation afin d'encourager les visiteurs à développer en profondeur certains concepts clés explorés par l'exposition Bill Viola: Naissance à rebours.
Composition: Le temps suspendu, le temps plié
Et toi, qui es-tu? Le temps qui dompte tout.
Pourquoi marches-tu donc sur la pointe des pieds?
Je cours sans cesse.
Pourquoi as-tu une paire d'ailes à chaque pied?
Je vole comme le vent.
Pourquoi as-tu un rasoir dans la main droite?
Pour montrer aux êtres humains que je suis
le plus vif des tranchants.
- Posidippe of Pella [1]
Les Grecs de l’Antiquité utilisaient deux mots pour désigner le temps: kairos et chronos. Dans la mythologie, Kairos, le plus jeune fils de Zeus, était la personnification de l’occasion et du moment opportun. Représenté en jeune homme nu et séduisant, à la tête chauve, avec une seule mèche de cheveux sur le front, il ne pouvait être perçu que lorsque rencontré face à face. Alors que chronos représente le temps séquentiel—celui pouvant être mesuré—kairos représente le temps suspendu, où toute chose est possible [2]. Cet espace-temps hors du temps est le lieu où soudainement l’on connecte avec soi-même et avec l’autre, confronté à une beauté et à une vérité qui nous dépassent—mais aussi au trauma et au désespoir. Étant donné la nature très subjective de kairos, comment pouvons-nous partager ces rares moments de conscience de soi?
L’art de Bill Viola explore les notions de temporalité par la méditation et la matérialisation du temps. Ce dernier est le médium et l’essence de son œuvre; il soulève des questions au sujet du cycle de la vie et de la mort, de la conscience, de la transcendance et de la mémoire. En fait, Viola désigne la vidéo comme une manière de «sculpter le temps [3]» qu’il plie, étire, écourte, et met à rebours, nous invitant à élargir nos perceptions sensorielles. Ancestors (2012), The Encounter (2012) et Walking on the Edge (2012), qui font partie de la série Mirage, offrent tous comme contexte un long lit de lac asséché dans le désert de Mojave en Californie. En utilisant le désert comme métaphore pour notre quête de connaissance de soi, Viola nous demande de réfléchir aux aspects physiques et métaphysiques de la conscience.
The Encounter évoque un rite de passage. Dans le désert, deux femmes situées aux deux côtés opposés de l’écran marchent vers le spectateur. À un certain moment, elles se tournent l’une vers l’autre et s’arrêtent. En un geste empreint de générosité, la femme plus âgée offre solennellement un cadeau à la plus jeune—une connaissance secrète, sacrée? Lors de cette brève rencontre, les deux figures se voient transformées, puis poursuivent leur parcours, alors que chacune retrace le chemin de l’autre. La juxtaposition de l’ancien et du nouveau, tout comme leur trajectoire circulaire, évoquent les cycles de la nature, tout comme des questions liées à la connexion, la beauté, la peur et le mystère. Et tout au long de ce périple, nous sommes ramenés à l’ici/maintenant: «le moment présent, avec toute ses incertitudes et ses promesses [4]».
Il est souvent question de la capacité qu’ont les œuvres de Viola de représenter l’expérience humaine universelle. S’il y a lieu, quelles sont les questions universelles soulevées par l’exposition? À votre avis, de quelle manière certains groupes jouissent-ils davantage que d’autres de cette notion d’universalité?
Dans une culture capitaliste, où le temps est considéré comme une marchandise, ralentir peut représenter un acte transgressif. Étant donné les considérations liées au temps que nous venons de soulever, de quelle manière est que Ancestors et Walking on the Edge vous amènent-ils à être plus conscient du moment présent et de votre corps dans l’espace? Que se passe-t-il si vous vous approchez de l’écran et retenez votre souffle pour quelques secondes? Ou si vous cherchez une position plus confortable? De quelle manière est-ce que cela change votre lecture des œuvres?
Tanha Gomes
DHC/ART Éducation
[1] Épitaphe pour la statue de bronze de Kairos par Lysippos. Tirée de COHEN, Simona (2014). Transformations of Time and Temporality in Medieval and Renaissance Art. Leiden-Boston: Bril.
[2] GIBBS, Laura (éd.) (2002). Aesop's Fables: Oxford University Press, New York-Oxford: Oxford University Press.
[3] MARLOWE, Lara (2014), «Moving images that freeze time», The Irish Times, édition du 24 mars.
[4] HANHARDT, John G., Kira PEROV et Bill VIOLA (2015). Bill Viola, Londres: Thames & Hudson, pp. 231.
Photo: Bill Viola, Walking on the Edge, 2012. Avec l’aimable permission du Bill Viola Studio.