Lire, écrire, méditer l’encre invisible: une conversation avec l’art contemporain
Lire, écrire, méditer l’encre invisible: une conversation avec l’art contemporain
Par Marie-Hélène Lemaire
Afin de mettre en œuvre son mandat d’accessibilité à l’art contemporain et d’inclusion, la Fondation s’engage à favoriser des échanges conviviaux au sujet de l’art contemporain. Cet esprit de conversation se déploie de diverses manières dans nos initiatives et activités. Par exemple, au sein des services éducatifs, il est de mise lorsque nous animons nos visites de groupes scolaires, communautaires et grand public dans les salles d’exposition. En période de pandémie, nous avons fait migrer ces échanges vers nos outils et événements en ligne, dont la série de capsules vidéo Mouvements: RELATIONS, qui propose des conversations autour de thèmes entre les éducatrices, les commissaires adjoints (engagement et programmes publics) et des invité.e.s.
Une autre initiative sert très bien ce mandat: l’ouvrage RELATIONS: la diaspora et la peinture, à paraître le 29 octobre, qui réunit les textes de vingt-sept auteurs et autrices sur les œuvres des vingt-sept artistes de l’exposition. Pour la commissaire de l’exposition Cheryl Sim, cette publication est une déclinaison directe du concept commissarial qui consiste à privilégier une multiplicité de voix. Les écrivains ont été soit choisis par les artistes, soit suggérés par Sim. Ce faisant, celle-ci voulait sortir des conventions et proposer pour RELATIONS un collectif d’auteurs interdisciplinaires issus des études culturelles (cultural studies), de la poésie et de l’histoire de l’art. À mon avis, cette publication polyphonique élargit notre compréhension à tous et toutes de ce qu’est et ce que peut devenir l’acte de converser: l’écriture et la lecture sur l’art peuvent en effet se comprendre comme une forme de conversation.
Mon commissariat d’une capsule Mouvements: RELATIONS – Identité diasporique m’a donné l’occasion d’approfondir ma réflexion sur ce sujet. Plus que toute autre, l’étincelle qui l’a embrasée a été ma lecture de «Les adaptations subversives de la diaspora. À propos de shroud (in threadbare light) de Marigold Santos», de Marissa Largo, un des essais rassemblés dans RELATIONS: la diaspora et la peinture. Marissa est professeure agrégée en éducation artistique au Nova Scotia College of Art and Design et spécialiste du travail de Marigold Santos. Son texte soulève à mon avis des interrogations essentielles: comment la lecture et l’écriture sur l’art contemporain, ainsi que la méditation sur l’œuvre visuelle qui les accompagne, peuvent-elles se comprendre comme une forme de conversation? et pourquoi est-il important de conceptualiser ces trois pôles ainsi?
Selon moi, la triade lecture, écriture et méditation sur les œuvres d’art contemporain constitue une conversation animée et improvisée avec l’altérité des œuvres visuelles et écrites. Elle engendre en son sein des mouvements dynamiques d’émergences et de floraisons, de rayonnements épars et de cristallisations chromatiques, d’envolées et d’enracinements: on est invité à accomplir entre ceux-ci de constants voyages et, pour un temps, à s’y poser, à y habiter. Le terme «converser», nous apprend le Petit Robert, puise ses racines dans le latin conversari, «fréquenter». De plus, dans ses acceptions plus anciennes, «converser» signifie «vivre avec quelqu’un» et «vivre quelque part». Et puis, lorsque le texte porte sur l’art contemporain, l’œuvre visuelle contribue au dialogue: je fréquente l’œuvre, je vis avec le texte qui se penche sur elle, ils m’animent, je partage leur échange, j’habite ce lieu.
Dans son essai «Encre invisible: lire l’écriture et écrire la lecture», Toni Morrison comprend l’acte de lecture comme une occasion pour le lecteur ou la lectrice d’un texte de participer à l’écriture de celui-ci, à la manière d’un chant: il y a les paroles, la partition, puis l’interprétation. «Le lecteur ou la lectrice “fait pour” le livre est celui ou celle qui est en harmonie avec l’encre invisible, explique-t-elle. L’encre invisible est ce qui réside sous, entre et hors les lignes, et reste caché jusqu’à ce que le bon lecteur le découvre [1].» Et voilà ce que nous propose l’ouvrage RELATIONS: la diaspora et la peinture: l’occasion de rencontres pour le visiteur et la visiteuse, pour le lecteur et la lectrice, avec l’encre invisible des œuvres et des textes. Car pour nous, avec l’exposition RELATIONS, s’ajoutent les œuvres visuelles, avec leur propre encre invisible: celle qui se faufile dans la trame arrière de la toile, celle qui se dégage d’un empâtement de peinture, celle qui irradie doucement à la surface. Chacun et chacune y trouve sa propre encre invisible.
Photos:
Marigold Santos
shroud (in threadbare light) 1, 2020
Acrylique, pigment, gesso sur toile
Avec l’aimable permission de l’artiste
Marigold Santos
shroud (in threadbare light) 2, 2020
Acrylique, pigment, gesso sur toile
Avec l’aimable permission de l’artiste
[1] Toni Morrison, «Encre invisible: lire l’écriture et écrire la lecture», La source de l’amour-propre, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 2019, p. 415.