Remous de pétrole, d’eau et de coca-cola: devenir orque
Remous de pétrole, d’eau et de coca-cola: devenir orque
Notre dernier Kino Klub de l'été s'est déroulé le 21 août à 18h à la Salle Référence de la Fondation DHC/ART. Nous avons visionné le film De rouille et d'os de Jacques Audiard avec l'objectif de tisser des liens entre ce film et l'exposition Come and See de Jake et Dinos Chapman, en particulier l'oeuvre Free Willy. Une table ronde a alors eu lieu entre l'équipe des éducateurs de DHC/ART et les invités. J'y ai contribué avec une perspective féministe qui s'inspire de la théorie de la «mécanique des fluides» de la philosophe et psychanalyste française Luce Irigaray. En voici quelques traces.
La rivière de Free Willy est toute d'un bloc, solide. Elle est opaque: noire, rouge, brunâtre. Emplie de pétrole, de sang et de coca cola, elle est morbide — et l'orque Willy y est englué. Sur une barque de fortune, des personnages du McDonaldland et des jeunes femmes nues aux seins bien ronds célèbrent la capture de Hitler et de Willy, l'un dans sa cage, l'autre transpercé d'un harpon, pour leur amusement... et le nôtre. Car nous regardons la scène à travers la vitrine, membre de la foule de ce Marine Land carabiné, revers apocalyptique de notre culture contemporaine. L'épistémologie cartésienne et patriarcale, affirme Irigaray, élabore une symbolisation qui donne préséance au solide et réprime le fluide, jugé abject et répugnant. On doit fixer les êtres et les choses, les définir, les délimiter et les contrôler. Ici, l'orque est une bête du fluide et il est l'irrationalité de la chair, l'homme est la raison et s'élève au dessus des corps. Chacun sa place. L'homme au-dessus, la bête et la nature au-dessous, captifs. La femme, nue sur les genoux de Ronald McDonald, de Grosse Douceur et du maire McCheese.
Pour Irigaray, le fluide représente une possible brèche dans la mécanique des solides ; il fluctue, il s'infiltre, il préfère l'animé, le mouvement et la pulsation, plutôt que la matière inerte du monde cartésien. Les images de fluides abondent et affluent dans le film De rouille et d'os. Il y a les motifs d'océan, de bassins d'eau, de lac et de glace. Il y a les fluides provenant des corps, ceux qui font l'amour, ceux qui se battent, ceux qui se brisent en morceaux. Aussi, Audiard module la lumière et les ombres de façon telle qu'un effet de flux s'en dégage. Stéphanie est dresseuse d'orque, spectacle après spectacle, elle performe les mêmes gestes mécaniques pour maîtriser les bêtes. Soudain, un orque casse la structure sur laquelle elle se tient, les frontières se brouillent, les débris éclatent dans la profondeur du bassin, le corps disloqué de Stéphanie coule et dérive, il 'devient orque' : amputé, captif, entre la vie et la mort. Aussi, plusieurs ombres habitent le film, dont celles d'Ali et de Stéphanie, qui se modulent et se fondent l'une dans l'autre; le corps du boxeur s'infiltre dans le corps amputé de Stéphanie, la frontière entre 'corps actif' et 'corps passif' s'abolit, il y a abstraction et ouverture des formes, ce qui les transforme en forces et en intensités. Puis, il y a la scène où Ali et son fils de cinq ans, Sam, glissent sur un lac gelé. La confiance absolue d'Ali en la solidité de la glace se verra brutalement mise à l'épreuve ; la glace se cassera une première fois, sous le poids de Sam, et Ali la cassera à nouveau pour libérer son fils, fracturant l'ossature entière de sa main. La mémoire de cette blessure sera un rappel constant pour le boxeur d'une percée dans son corps-armure.
Irigaray, L. (1977). La "mécanique des fluides". In Ce sexe qui n'en est pas un. (p. 105-116), Les éditions de Minuit: Paris.
Marie-Hélène Lemaire
DHC/ART Éducation