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Date et heure
Lundi 30 mai 2016

L'outil Joan Jonas: Mouvements est conçu par l'équipe de DHC/ART Éducation afin d'encourager les visiteurs à développer en profondeur certains concepts clés explorés par l'exposition Joan Jonas: From Away. Ces concepts sont la subjectivité féminine, la nature, le geste et le fantôme.

Considérations: Fantôme

«On peut être son propre fantôme et rôder en différents lieux, quelquefois plusieurs lieux à la fois, [...] un fantôme est toujours le résultat d’un travail bâclé, un fantôme veut dire qu’il y a eu une résurrection manquée [1]».
- Halldór Laxness

Si Laxness conçoit le fantomatique ainsi, Derrida pour sa part réfléchit le fantôme en relation avec l’articulation de ce désir existentiel: «Je voudrais apprendre à vivre enfin». À son avis, cet apprentissage à vivre ne se fait pas par la vie, mais «[s]eulement de l’autre et par la mort. En tout cas de l’autre au bord de la vie». Il s’agit: «[d’]apprendre à vivre avec les fantômes, dans l’entretien, la compagnie ou le compagnonnage [...] des fantômes. [...] Et cet être-avec les spectres serait aussi, non seulement mais aussi une politique de la mémoire, de l’héritage et des générations [2]».

La vidéo Vertical Roll (1972) est une captation des détails d’une performance de Jonas alors qu’elle effectue une série de mouvements en tant qu’elle-même et en tant que son alter ego «Organic Honey», cette «séductrice érotique électronique». Pour créer la forme de la vidéo, l’artiste a désynchronisé les signaux d’émission et de réception du moniteur, provoquant ainsi un «raté» de la technologie; la suite d’images voyage ainsi en soubresauts rapides à la verticale en collant au bas du moniteur, pour rebondir vers le haut. En résulte une dislocation du corps filmé; mains, ventre, visage, jambes sont simultanément disparition/apparition, absence/présence, chute/persistance. Ces effets confèrent à la figure une qualité spectrale, suspendue entre vie et mort. Voyant cet espace noir et blanc fantomatique frénétique comme un miroir d’elle-même, et de cet autre «Organic Honey», Jonas refuse de simplement subir celui-ci, en jouant avec lui; en frappant des blocs de bois au rythme du déroulement des images, ou en sautant par-dessus les lignes séparant les images. Par cette affirmation active et ludique, Jonas propose alors que l’apprentissage à vivre se fait «de l’autre au bord de la vie [3]».

Dans They Come to Us without a Word (2015), une œuvre qui exprime une profonde conscience écologique, Jonas explore les éléments naturels et notre relation à ceux-ci. Une dimension de l’œuvre par exemple traite de l’extraordinaire monde des abeilles et de leur graduelle disparition, une autre nous permet d’entendre des fragments d’histoires de fantômes qui se partagent encore entre certains habitants du Cap-Breton. Pour cette pièce, l’artiste crée des jeux de projections superposées, et des enfants manipulent différentes formes de papier pour faire ressortir, reculer ou avancer des détails des éléments projetés, créant ainsi des espaces et une temporalité discontinus et kaléidoscopiques, ouvrant de possibles rencontres entre passé et présent, de multiples possibilités, donc, «d’être-avec les spectres».

Dans They Come to Us without a Word, Jonas permet la manifestation de toutes sortes de présences spectrales. Comment dialogue-t-elle avec cette idée de Derrida que l’apprentissage à vivre se fera par notre compagnonnage avec les fantômes?

Inspirée par une myriade de pratiques rituelles, Jonas entretient un rapport animiste aux objets dans ses œuvres, il y a pour elle un «esprit» dans certains objets. Ce faisant, de quelle manière va-t-elle à contre-courant du rapport à l’objet que prônent nos sociétés capitalistes?

Marie-Hélène Lemaire
DHC/ART Éducation

 

[1] LAXNESS, Halldór (2005 [1968]). Under the Glacier. New York: Vintage/Random House, p. 125. Nous traduisons de l’anglais.
[2] DERRIDA, Jacques (2006). Spectres de Marx: l’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale. Paris: Galilée, p. 14-15.
[3] Ibid.

Photo: Joan Jonas, They Come to Us without a Word, 2015. Image tirée de la bande vidéo, avec l’aimable permission de l’artiste.

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