Ce qui est intéressant de la disparition, c’est, ironiquement, ce qu’il en reste. Les réflexions, les traces, les empreintes, les signes. C’est le deuil: d’un être, d’un membre, d’une idée, d’un projet. Peu importe. C’est un élément dont l’absence nous amène à composer avec un présent différent. C’est le changement, la transition: la définition d’un avant et d’un après. Une légère fissure qui s’installe dans la ligne du temps.
Taryn Simon m’inspire particulièrement. Ses photographies, qui présentent une forme de cabinet de curiosités tantôt morbide, tantôt mystérieuse – mais définitivement troublante – exige de moi une capacité à faire face à l’horreur. Une horreur esthétisée et devenue lisse et belle. Le contraste est véritablement déroutant. C’est ici la main de l’homme* qui est pointée: la disparition provient de lui. Expériences génétiques sur des tigres blancs maintenant déformés et méconnaissables. Ils sont devenus une sous-espèce indéfinie qui dépérit par les malformations engendrées dues aux différents traitements. La folie de l’homme qui espère l’éternité, prêt à se cryogéniser pour conserver son corps et défier le temps, défier la mort. C’est l’homme qui joue à Dieu, qui ne voit aucune limite à ses possibles. Qui cherche à enrayer une maladie mortelle comme le VIH, par exemple.
C’est aussi l’homme qui contrôle. Hyménoplastie chez cette jeune femme palestinienne qui, pour réussir son mariage, doit s’offrir pure et donc vierge. Ou encore ce dernier grand requin blanc en captivité qui, à force de se frapper le nez contre les vitres de sa cage, porte les marques de ses tentatives de fuite, fuite évidemment vouée à l’échec. But avoué de recherches, d’avancement de la science bien sûr, mais à quel prix?
Les images de Simon sont les témoignages qui d’une perte de contrôle, qui d’une prise de contrôle. Reste que c’est la disparition qui engendre toutes ces narrations: oubli d’être humble devant ce que la nature crée, refus de voir la mort apparaître, dissolution des croyances au profit de la science, effacement progressif de l’être derrière une effrayante emprise de toutes les sphères de sa vie, refus d’un laisser-aller, de se remettre entre les mains de l’existence telle qu’elle est, simplement.
Réflexions difficiles, mais nécessaires. Questionnements sur l’apparition de ce débalancement, sur cette transformation sournoise, mais bien réelle qui s’opère doucement. Un album aux portraits dérangeants, porteurs d’histoires oubliées ou cachées, encore dans cette idée de contrôle de l’information. À mon sens, par la présentation de ces diverses narrations, c’est peut-être celle qui incarne le mieux ces fameuses Chroniques d’une disparition.
*Le terme «homme» est ici utilisé pour parler des deux sexes.
Myriam Daguzan Bernier
Photo: Richard-Max Tremblay