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Une chimère en talons hauts: l’unheimlich dans Mother and Child de Bharti Kher

Date et heure
Lundi 14 mai 2018

Une chimère en talons hauts: l’unheimlich dans Mother and Child de Bharti Kher

L'outil Bharti Kher: Mouvements est conçu par l'équipe de DHC/ART Éducation afin d'encourager les visiteurs à développer en profondeur certains concepts clés explorés par l'exposition Bharti Kher: Points de départ, points qui lient.

Considérations: Unheimlich

«On appelle unheimlich tout ce qui devrait rester caché et secret, et qui se manifeste [1]».
– Friedrich Wilhelm Joseph Schelling

Dans L’inquiétante étrangeté, Sigmund Freud avance que l’unheimlich est l’émergence de ce qui devrait rester privé ou dissimulé [2]. C’est ce qui est hors de soi et qui crée possiblement une sensation de peur, d’angoisse et même d'effroi. L’unheimlich nous rend inconfortables dans son étrangeté et il est littéralement l’opposé de l'heimlich, qu’on peut associer à ce qui est «familier», ce qui rappelle le foyer.

Dès le premier regard posé sur l’œuvre Mother and Child (2014) de Bharti Kher, un sentiment de malaise nous envahit. La figure maternelle centrale peut être interprétée comme le personnage principal de la sculpture. Mannequin aux cheveux coiffés et à l’ombre à paupières bleue, celle-ci exhibe un corps démembré. Un de ses seins est tranché et déplacé, évoquant l’image d’une sainte Agathe de Catane contemporaine. Toutefois, ici, plutôt que d’être déposé sur un plateau, le sein détaché s’est greffé au dos de l’enfant — la maternité et le sein étant ainsi clairement associés à la consommation.

Le corps du mannequin a perdu son intégrité, avec cette cicatrice à vif, qui ressemble à une tranche de pamplemousse rose. De plus, là où se trouvait une jambe nue supportant le poids de la mère, il y a maintenant un espace vide qui se termine sur un escarpin noir. Notre regard est attiré par ce vide où l’enfant brandit un bâton: on le croit prêt à frapper. La mère étend la main pour caresser (tendrement?) la tête de celui-ci avec sa main droite, alors qu’elle fixe le mur derrière. Le mannequin est brisé, fragmenté, défiguré — et ses souliers à talons hauts et son chignon n’arrivent pas à faire oublier son corps qui s’écroule.

L’enfant est une sculpture en bois grossièrement assemblée, elle n’a rien de proportionné et de gracieux et crée un contraste avec le fini lisse d’origine de la mère mannequin — bien que ce fini soit maintenant entaillé et ébréché. De plus, cernant celle-ci par-derrière, apparaît une autre figure de femme, d’un noir profond, son sosie. C’est l’ombre de la figure principale, mais cette fois quasi intacte, et sa main pénètre le mannequin par un trou dans son dos. Le sosie est aussi troué au dos, mais pour sa part une touffe de fourrure recouvre ce vide, fait office de protection. Mais qu’est-ce ce que cet alter ego peut-il bien représenter? L’ombre et le garçon, deux extensions de la mère mannequin — l'heimlich original de l’œuvre — ne font plus partie de celle-ci, ils sont extérieurs au soi d’origine. La mère mannequin, pour sa part, a vu son être devenir une coquille brisée en donnant naissance à deux êtres: un enfant et une mère. Ces trois formes, une sorte de chimère, constituent ce qui a été, ce qui est, et ce qui sera. Est-ce un présage de quelque chose qui se passera dans le futur? Ou bien est-ce l’émergence d’émotions supprimées, exposant ce qui devait rester caché, mais qui est ici mis en lumière?

Kher décrit un échange qu’elle a eu avec son fils lorsqu’il a vu cette œuvre. La première remarque de celui-ci était: «C’est plutôt violent, non?». Ce à quoi elle a répondu: «Ça ne porte pas vraiment sur toi et moi, c’est plutôt au sujet des garçons que nous les femmes engendrons, ces garçons que nous avons créés dans cette culture lors des 30 ou 40 dernières années (...). Pourquoi avons-nous créé ces monstres, qui sont- ils? [3]» L’artiste précise avoir fait cette œuvre à la suite d’un viol collectif horrifiant ayant eu lieu à New Delhi en 2012 [4]. Comment interprétez-vous cet échange ci-haut entre Kher et son fils, après avoir vu Mother and Child (2014) et en étant au courant de l’acte violent qui a précédé l’œuvre?

Le sosie ressemble à une personne vivante, mais souvent il représente quelque chose qui n’est pas acceptable pour l’individu dans le monde réel, ce qui est refoulé et atteignable seulement dans nos désirs et nos rêves. Comment l’ombre du mannequin peut-elle être interprétée comme un sosie?

Amanda Beattie
DHC/ART Éducation

[1] SCHELLING, F. W. J. (2007 [1835]). Historical-Critical Introduction to the Philosophy of Mythology. Albany: SUNY Press, pp. 3-4. Nous traduisons.
[2] FREUD, Sigmund (2014 [1919]). «L’inquiétante étrangeté». Essais de psychanalyse appliquée. Paris: Gallimard, pp. 163-210. En ligne. http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/
essais_psychanalyse_appliquee/10_inquietante_etrangete/
inquietante_etrangete.pdf
. Consulté le 3 avril 2018.
[3] NARAYAN, Manjula (2015). «Two of India’s Most Interesting Artists Show Medium is not the Message». Hindustan Times, section Art et Culture (édition du 8 février). En ligne. https://www.hindustantimes.com/art-and-culture/two-of-india-s-most-interesting-artists-show-medium-is-not-the-message/story-QRmeNloqGdVw5lvYSwvudO.html. Consulté le 3 avril 2018.
[4] BARRY, Ellen (2017). «In Rare Move, Death Sentence in Delhi Gang Rape Case Is Upheld,» The New York Times, Asia Pacific, édition du 5 mai. En ligne. https://www.nytimes.com/2017/05/05/world/asia/
death-sentence-delhi-gang-rape.html
. Consulté le 3 avril 2018.

Photo: Bharti Kher, Mother and Child, 2014.

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