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Word Up: le texte dans Ribbons d’Ed Atkins

Date et heure
Mardi 23 mai 2017

Word Up: le texte dans Ribbons d’Ed Atkins

L'outil Ed Atkins: Mouvements est conçu par l'équipe de DHC/ART Éducation afin d'encourager les visiteurs à développer en profondeur certains concepts clés explorés par l'exposition Ed Atkins: Modern Piano Music. Ces concepts sont le liquide, la mélancolie, le texte et le corps/violence.

Composition: Texte

Le matin, ils sortent d’un mauvais rêve et en commencent un autre. Dans les ateliers où à chaque instant on se tape à coups de marteau sur les doigts et se pique avec une aiguille, sur les colonnes de chiffres tordus des registres de négociants et de banquiers, devant les verres vides rangés sur le zinc des bistrots, c’est un moindre mal quand les têtes se penchent en t’épargnant des regards torves.

Italo Calvino, Les villes invisibles, 1972.

Calvino est passé maître dans l’art de «dévoiler les secrets de la narration et de rappeler au lecteur la nature autoréflexive du jeu de la fiction [1]». Calvino lui-même décrit son texte, qui prend la forme d’un dialogue fictif, comme un «livre situé entre la poésie et le roman [2]». Ce passage ci-haut fait écho à l’univers glauque qui se déploie dans Ribbons, une installation vidéo à trois canaux créée par Ed Atkins en 2014. Et la comparaison ne s’arrête pas là; lui-même poète, Atkins a réitéré plusieurs fois son intérêt pour les éléments structurels et réflexifs de la littérature postmoderne [3]. Il puise ainsi à ces traditions expérimentales qui brouillent les frontières entre les formes artistiques et il se dit davantage lié à l’histoire du cinéma, de la musique et de la littérature qu’à celle de l’art [4]. Il affirme: «Le texte est crucial pour ma pratique. En fait, il est ma pratique [5]». En plus de puiser aux formes littéraires, Atkins utilise l’écriture afin d’improviser et d’explorer des idées, qui se retrouvent ensuite dans le contenu de ses scénarios et qui deviennent partie prenante du processus de montage de ses vidéos.

Dans Ribbons, non seulement la poésie offre de l’information pour interpréter l’image, elle est la partenaire à part entière de celle-ci, elle en fait intrinsèquement partie, que cette poésie soit écrite, parlée ou chantée. Parfaitement harmonisé avec un montage sonore méticuleux, le texte fragmenté se révèle à travers une panoplie de formes visuelles et sonores, apparaissant et réapparaissant de manière évanescente tout au long de l’œuvre. Ce n’est pas seulement le choix des mots qui forme le récit, mais aussi la manière dont ils sont interprétés, exprimés et incarnés par Dave, l’avatar au cœur de l’histoire. Au tout début de l’œuvre, A DEMAND FOR LOVE apparaît avec un style typique des bandes annonces de films hollywoodiens; des tatouages à peine visibles — ou sont-ils des entailles dans la chair? — se retrouvent sur le torse et sur les poignets de Dave; des messages banals, mais intimes, sont inscrits sur des Post-it, dans un verre de scotch, dans la paume d’une main. Des phrases écrites à la main sont laissées inachevées et quelques mots, ici et là, nous laissent en plan, avec leur virgule abandonnée. Quoi d’autre? Des chansons populaires mélancoliques interprétées a cappella, en voix de fausset, des divagations dans un bar, des monologues combinés à des actes explicites dans une cabine de toilette et, peut-être le plus dérangeant, des messages, présentés en succession, griffonnés sur le front de Dave — écrits à l’envers, semblant ainsi destinés à lui-même et pour sa propre réflexion: Faillite. Trou du cul. Ne meurs pas [6].

Les réflexions-bravades de Dave sont tout à la fois banales, ésotériques et incompréhensibles. Atkins affirme: «Nous accordons tellement d’importance à la cohérence — mais quels sont les conditions et les critères qui régissent l’acte de signification? (...) J’ai toujours ressenti le besoin de parler et d’écrire sans nécessairement savoir ce que je voulais dire [7]». Dave est le véhicule de cette expression; le texte influence notre manière de l’interpréter, mais il ne nous fournit pas nécessairement un éclaircissement quant à son contenu. L’auteure Leslie Jamison écrit: «Le langage est troublant, irritant même — parce qu’il pointe vers une signification sans jamais nous la livrer, tout comme l’avatar est troublant, car son visage pointe vers une humanité, mais il n’est pas humain [8]». Nous sommes laissés à nous-mêmes dans l’inconfort de cette intimité, de cette proximité et, tout comme le propose Jamison, nous ressentons la forte impulsion de fuir le sentimental.

Tout comme Calvino et d’autres écrivains, Atkins accorde beaucoup d’importance au rythme, tout particulièrement par l’entremise de la répétition. À votre avis, comment pouvons-nous décrire le rythme de Ribbons?

Plusieurs auteurs, et Atkins lui-même, mettent en lumière cette tension au cœur de notre relation avec Dave, un mélange d’empathie et de dégoût. De quelle manière le texte influence-t-il votre rapport émotif au protagoniste et à sa situation?

Emily Keenlyside
DHC/ART Éducation

 

[1] GALASSI, Jonathan (2013). «The Dreams of Italo Calvino». The New York Review of Books. En ligne. http://www.nybooks.com/articles/2013/06/20/dreams-italo-calvino/.
[2] WEAVER, William et PETTIGREW, Damien (1992). «Italo Calvino, The Art of Fiction», No. 130. The Paris Review. En ligne. https://www.theparisreview.org/interviews/2027/italo-calvino-the-art-of-fiction-no-130-italo-calvino.
[3] BALLARD, Thea (2014). «Newsmaker: Ed Atkins On His Serpentine Sackler Gallery Installation». Modern Painters. En ligne. http://www.blouinartinfo.com/news/story/1044455/newsmaker-ed-atkins-on-his-serpentine-sackler-gallery.
[4] BIANCONI, Giampaolo (2012). «Artist Profile: Ed Atkins». Rhizome. En ligne. http://rhizome.org/editorial/2013/jan/21/artist-profile-ed-atkins/.
[5] RISNER, Sophie (2012). «Ed Atkins Interview». This is Tomorrow. En ligne. http://thisistomorrow.info/articles/ed-atkins.
[6] Notre traduction.
[7] DE ABAITUA, Matthew et ATKINS, Ed (2014). «Head Space: A conversation between Ed Atkins and Matthew De Abaitua about the intertwining of art and technology». Frieze. En ligne. https://frieze.com/article/head-space.
[8] JAMISON, Leslie (2016). «I’m Not Too Sad to Tell You». Parkett. No. 98.

Image: Ed Atkins, image fixe tirée de Ribbons, 2014. Vidéo en HD en trois canaux avec son multicanal 4.1, 13 min. Avec l’aimable permission de l’artiste et de Gavin Brown's enterprise, New York/Rome.

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